Dans ma prison m'était restée.Flétrie et sèche, cette fleurGardait toujours sa douce odeur;Et pendant des heures entières,Sur mes yeux, fermant mes paupières,De cette odeur je m'enivraisEt dans la nuit je te voyais!Je me prenais a te maudire,A te détester, a me dire :Pourquoi faut-il que le destinL'ait mise là sur mon chemin?Puis je m'accusais de blasphème,Et je ne sentais en moi-même,Je ne sentais qu'un seul désir,Un seul désir, un seul espoir:Te revoir, ô Carmen, oui, te revoir!Car tu n'avais eu qu'a paraitre,Qu'à jeter un regard sur moi,Pour t'emparer de tout mon être,O ma Carmen!Et j'étais une chose a toiCarmen, je t'aime!
Mais bien sûr, Carmen je t'aime... On sait comment ça finit : un mauvais coup de couteau dans une arène ardente et finita la comedia, plus de Carmen, plus de Don José, plus personne...
Ce qu'il y a de bien avec Carmen aux allumettes, la nôtre, celle qui fait claquer les semelles de ses sneakers de chez Dior sur les trottoirs de la rue de Maubeuge comme si c'étaient sur les remparts de Séville et qui roule des mécaniques rue Turgot en se croyant dans la sierra Madre, ce qu'il y a de bien avec notre Carmencita des bas-quartiers du Haut-Montmartre, c'est qu'il ne va pas se contenter d'une banale reprise du rôle-titre de l'opéra de Bizet, oh que non, les rôles, lui, il les joue tous, de Don José à Mikaëla en passant par les contrebandiers et surtout, oh oui surtout, les gamins des faubourgs qui saluent en choeur le soleil qui se lève sur les toits de Séville...
Carmen qui aime, Carmen qui oublie, Don José qui résiste, Don José qui cède, Mikaëla qui pleure, Mikaëla qui se souvient, rien n'est assez profond, rien n'est assez léger, ni assez brillant, ni assez passionné, ni assez tragique pour servir la principale entreprise de notre Carmen à nous, qui est de séduire tout ce qui bouge, à n'importe quel prix, pourvu que ce soit tout de suite, et surtout, oh oui surtout, pour pas longtemps, mais alors pas longtemps du tout. Qu'importe, oh oui qu'importe, mon amour, que ton ventre s'alourdisse, que des cernes mauves se dessinent et s'impriment sous tes paupières à force de nuits sans sommeil et de jours sans repos, qu'importe... Il reste toujours quelque chose de rond et de large dans les épaules, et il n'est que de les sangler un peu dans une chemise, toujours de Dior, juste ce qu'il faut trop petite, et il n'est que d'ouvrir un peu plus grand les yeux et de porter un peu plus longtemps sur les autres le velours de ton regard, et qui fera attention aux cernes ?
On a tous en nous quelque chose de Tennessee, peut-être. Le grand problème de notre Carmen, c'est qu'il le croit, et qu'il le recherche chez tous et toutes, ce quelque chose, avec une ardeur à laquelle personne ne résiste, à tel point que même si on ne l'a pas, ce quelque chose, on va se ruiner l'existence à se donner l'illusion de l'avoir, uniquement pour pouvoir le lui donner. On croyait que finalement, la vie, c'était assez simple : soit on avait des épaules et on se cherchait un loulou à qui les prêter, soit on n'en avait pas, d'épaule, et dans ce cas, eh bien on s'en cherchait une paire. Le problème, avec notre Carmen, ou plutôt la grande affaire de sa vie, c'est qu'il se démène, encombré de ses magnifiques épaules, à chercher partout des petits gars qui n'en ont pas beaucoup, d'épaules, avec l'ambition vouée à l'échec qu'il va leur en donner, des épaules, on se demande bien comment, et qu'après coup, il pourra se reposer dessus.
Oui, la grande idée de notre Carmen, c'est ça : un petit gars courageux qui va poser sa tête sur ses épaules à lui un seul petit instant avant de lui donner les siennes pour l'éternité. Evidemment, ça ne marche pas comme ça, mais notre Carmen ne va pas se laisser impressionner par des évidences ; champion incontesté de la rationalisation à outrance - il n'y a pas plus fort que lui pour débiter des insanités conceptuelles sur le ton apaisé de celui qui est revenu de tout, même de l'erreur - les arguments les plus triviaux et les vérités les plus universelles glissent sur sa détermination comme un pétale de fleur de cerisier sur la plume d'un rossignol.
Et le plus fort, c'est que ça marche : les trottoirs du IXème sont arpentés jour et nuit par des gosses qui essaient consciencieusement de ressembler à des hommes. Vous en avez croisés ? Vous vous êtes demandés pourquoi ces regards sombres sur des frimousses trop fraîches pour ça et pourquoi ces démarche de camionneurs sur des silhouettes sorties de chez Comme des Garçons. Ne cherchez pas, ceux-là - et que Notre-Dame de Fatima les assiste - ceux-là sont ceux qui ont croisé la route de notre Carmen, un soir de pluie et de brouillard, dans quelque bar de la rue Condorcet ou de la rue de Maubeuge, et qui ont cru trouver un soleil quand le seul astre qui présidait à leur rencontre avec lui était une étoile morte depuis longtemps et qui n'a de nom que dans la mémoire perdue d'une carmélite morte de consomption quelque part entre Avila et Madère.
La petite fille aux allumettes attendait sa grand-mère, un soir de Noël, dans les rues de Copenhague. Notre Carmen, lui, c'est la grand-mère, doublée du loup, qui attend tous les jours et à chaque heure le petit frère aux allumettes, et qui ne comprend pas que les garçons, une fois qu'on les a mangé, on a du mal à les retrouver à ses côtés quand on se réveille la nuit.
On pourrait le haïr, bien sûr, ou l'oublier, mais non. On aura beau avoir compris que ses épaules sont en carton et que le velours noir de ses yeux n'est qu'un oripeau de théâtre, on aura beau y avoir cru de toute son âme - et avec lui, toute l'âme, ce n'est que le strict minimum qu'il s'attend à recevoir- on aura beau se retrouver dans le pire des silences, celui qu'il vous laisse quand vous ne lui avait pas donné ce qu'il attendait de vous, ces fameuses épaules de petit gars courageux auprès desquelles celles d'Atlas, qui portait pourtant le monde dessus, ne sont qu'un cintre, on aura beau se dire qu'on a été trop bête.... Il suffira qu'un soir on entende cascader dans la rue son rire de petit garçon, qui illumine les caves les plus sombres et fait scintiller les nuits sans étoile, et une fois encore, on essaiera de se carrer les épaules pour ressembler à quelque chose et lui donner cette toute petite chose qu'il vous demande : le monde.
Mon gars, si tu l'entends dans la rue, ce rire, si tu vois briller dans la nuit ce nénuphar virginal sur les eaux sombres de ta solitude et de la sienne, crois-moi, je t'en prie : pense à ta wii qui t'attend à la maison, change de trottoir et passe ton chemin.